L’écrivain français Jean Giono (1895–1970), célèbre pour des œuvres comme Le Hussard sur le toit ou Regain, dépeint dans son écriture romanesque la position de l’homme face au monde, livrant une réflexion morale et métaphysique. Dans cette lettre, l’écrivain s’adresse à des paysans, pacifistes comme lui, qui ont composé la majeure partie des soldats de la Grande Guerre de 1914-1918.
Je n’aime
pas la guerre. Je n’aime aucune sorte de guerre. Ce n’est pas par
sentimentalité. Je suis resté quarante-deux jours devant le fort de Vaux
et il est difficile de m’intéresser à un cadavre désormais. Je ne sais
pas si c’est une qualité ou un défaut : c’est un fait. Je déteste la
guerre. Je refuse la guerre pour la simple raison que la guerre est
inutile. Oui, ce simple petit mot. Je n’ai pas d’imagination. Pas
horrible ; non, inutile, simplement. Ce qui me frappe dans la guerre ce
n’est pas son horreur : c’est son inutilité. Vous me direz que cette
inutilité précisément est horrible. Oui, mais par surcroît. Il est
impossible d’expliquer l’horreur de quarante-deux jours d’attaque devant
Verdun à des hommes qui, nés après la bataille, sont maintenant dans la
faiblesse et dans la force de la jeunesse. Y réussirait-on qu’il y a
pour ces hommes neufs une sorte d’attrait dans l’horreur en raison même
de leur force physique et de leur faiblesse. Je parle de la majorité. Il
y a toujours, évidemment, une minorité qui fait son compte et qu’il est
inutile d’instruire. La majorité est attirée par l’horreur ; elle se
sent capable d’y vivre et d’y mourir comme les autres ; elle n’est pas
fâchée qu’on la force à en donner la preuve. Il n’y a pas d’autre vraie
raison à la continuelle acceptation de ce qu’après on appelle le martyre
et le sacrifice. Vous ne pouvez pas leur prouver l’horreur. Vous n’avez
plus rien à votre disposition que votre parole : vos amis qui ont été
tués à côté de vous n’étaient pas les amis de ceux à qui vous parlez ;
la monstrueuse magie qui transformait ces affections vivantes en
pourriture, ils ne peuvent pas la connaître ; le massacre des corps et
la laideur des mutilations se sont dispersés depuis vingt ans et se sont
perdus silencieusement au fond de vingt années d’accouchements
journaliers d’enfants frais, neufs, entiers, et parfaitement beaux. À la
fin des guerres il y a un mutilé de la face, un manchot, un boiteux, un
gazé par dix hommes ; vingt ans après il n’y en a plus qu’un par deux
cents hommes ; on ne les voit plus ; ils ne sont plus des preuves.
L’horreur s’efface. Et j’ajoute que malgré toute cette horreur, si la
guerre était utile il serait juste de l’accepter. Mais la guerre est
inutile et son inutilité est évidente. L’inutilité de toutes les guerres
est évidente. Qu’elles soient défensives, offensives, civiles, pour la
paix, le droit pour la liberté, toutes les guerres sont inutiles. La
succession des guerres dans l’histoire prouve bien qu’elles n’ont jamais
conclu puisqu’il a fallu recommencer les guerres. La guerre de 1914 a
d’abord été pour nous, Français, une guerre défensive. Nous sommes-nous
défendus ? Non, nous sommes au même point qu’avant. Elle devait être
ensuite la guerre du droit. A-t-elle créé le droit ? Non, nous avons
vécu depuis des temps pareillement injustes. Elle devait être la
dernière des guerres ; elle était la guerre à tuer la guerre. L’a-t-elle
fait ? Non. On nous prépare de nouvelles guerres ; elle n’a pas tué la
guerre ; elle n’a tué que des hommes inutilement. La guerre d’Espagne
n’est pas encore finie qu’on aperçoit déjà son évidente inutilité. Je
consens à faire n’importe quel travail utile, même au péril de ma vie.
Je refuse tout ce qui est inutile et en premier lieu la guerre car son
inutilité est aussi claire que le soleil.
[…]
L’intelligence est de se retirer du mal.
I. Délices de la pauvreté
Je vous écris cette lettre surtout pour
mettre vos tourments en face des délices de la pauvreté. Il y a une
mesure de l’homme à laquelle il faut constamment répondre.
Le chou bouilli dans une simple eau
salée donne une soupe claire qui ne contente pas totalement. Si c’est
tout ce que l’on a à manger, on est obligé d’imaginer le surplus ou de
se fabriquer des raisons de contentement ; chaque fois, au détriment des
vraies raisons de vivre. Un jarret de porc salé dans la soupe de chou
blanc commence à fournir déjà assez de matière. Surtout si c’est un
jarret un peu rose, avec d’onctueuses petites mottes de gluant dans les
jointures. Quelques pommes de terre fournissent à la soupe une épaisseur
qui non seulement satisfait l’appétit mais encore permet au goût de
rester plus longtemps sur la langue. Nous ne sommes pas loin de la
perfection. Peut-être un petit morceau de lard maigre. Et si nous
voulons pousser cette perfection jusqu’à ses limites les plus extrêmes,
de quoi contenter l’homme le plus aristocrate, quelques carottes, un
poireau, deux coques d’oignon, trois grains de genièvre, composeront à
notre pauvreté les plus riches arrière-goûts, presque des aliments de
rêve ; une possession de grands civilisés. La civilisation c’est la
possession du monde ; l’art d’en jouir ; c’est une union avec le monde
de plus en plus intime où des couteaux très aiguisés tranchent en de
brusques joies vos veines et vos artères pour en aboucher la coupure aux
veines et aux artères du monde et vous mélanger avec lui. […] Les
paysans du monde entier savent faire sept mille sortes de saucisses.
C’est être riche que de les posséder toutes dans son saloir. Mais il est
impossible de les mettre toutes dans votre soupe ; même pas en petites
rondelles : ce ne serait pas bon. Et même si ce devait être bon, au bout
de tout le trafic qu’il vous faudrait mener pour les dépendre et en
couper des morceaux, vous auriez perdu l’appétit sans lequel rien ne
compte. Il est donc inutile de travailler à les posséder toutes.
La pauvreté c’est l’état de mesure. Tout
est à la portée de vos mains. Vivre est facile. Vous n’avez à en
demander la permission à personne. L’état est une construction de règles
qui créent artificiellement la permission de vivre et donnent à
certains hommes le droit d’en disposer. En vérité, nul n’a le droit de
disposer de la vie d’un homme. Donner sa vie à l’Etat c’est sacrifier le
naturel à l’artificiel. C’est pourquoi il faut toujours qu’on vous y
oblige. Un État, s’il est supérieurement savant en mensonge pourra
peut-être réussir une mobilisation générale sans gendarmes, mais je le
défie de poursuivre une guerre sans gendarmes car, plus la guerre est
dure, plus les lois naturelles de l’homme s’insurgent contre les lois
artificielles de l’État. La force de l’État c’est sa monnaie. La monnaie
donne à l’État la force des droits sur votre vie. Mais c’est vous qui
donnez la force à la monnaie ; en acceptant de vous en servir. Or, vous
êtes humainement libre de ne pas vous en servir : votre travail produit
tout ce qui est directement nécessaire à la vie. Vous pouvez manger sans
monnaie, être à l’abri sans monnaie, assurer tous les avenirs sans
monnaie, continuer la civilisation de l’homme sans monnaie. Il vous
suffit donc de vouloir pour être les maîtres de l’État. Ce que le social
appelle la pauvreté est pour vous la mesure. Vous êtes les derniers
actuellement à pouvoir vivre noblement avec elle. Et cela vous donne une
telle puissance que si vous acceptez enfin de vivre dans la mesure de
l’homme, tout autour de vous prendra la mesure de l’homme. L’État
deviendra ce qu’il doit être, notre serviteur et non notre maître. Vous
aurez délivré le monde sans batailles. Vous aurez changé tout le sens de
l’humanité, vous lui aurez donné plus de liberté, plus de joie, plus de
vérité, que n’ont jamais pu lui donner toutes les révolutions de tous
les temps mises ensemble.
II. Une révolution individuelle
Car, c’est la grande révolution. Et vous
pouvez y employer sans remords tous vos désirs de violence et de
cruauté. Ils sont ici légitimes ; ils n’ont à s’exercer que contre
vous-même. C’est la grande révolution de la noblesse et de l’honneur.
Vous seuls en êtes encore capables. D’abord, parce que vous êtes restés
des hommes purs malgré l’état d’esclavage dans lequel la monnaie essaie
de vous retenir et aussi parce que votre travail est le seul qui puisse
se libérer avec aisance des sujétions sociales. Il n’est pas possible
qu’un ouvrier des temps modernes puisse se libérer du social : le social
le nourrit. Vous pouvez vous libérer aisément du social parce que vous
êtes les maîtres de votre nourriture et de la nourriture de tous les
hommes. Votre libération entraînera la libération de tous.
C’est une révolution d’âmes. Mais elle
s’inscrira sur le visage du monde en marques matérielles formidables. Je
veux dire que votre beauté sera marquée sur la terre comme la laideur
est maintenant marquée sur la terre. Je veux dire que ceux qui
traversent par exemple tout un grand pays en avion ne le reconnaîtront
plus, ni dans sa forme, ni dans sa couleur, ni dans son odeur, quand
vous aurez accompli votre vrai travail d’homme. […]
Engagez-vous dans la croisade de la
pauvreté contre la richesse de guerre. Vos plus beaux chevaliers de
bataille sont vos chevaux de labour, vos charges héroïques se font pas à
pas dans les sillons. Votre bouclier a la rondeur de toute la terre.
Se guérir de la peste n’est pas
retourner en arrière, c’est revenir à la santé. C’est se retirer du mal.
L’intelligence est de se retirer du mal.
Source: http://www.deslettres.fr/